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LES TABLEAUX DES PORTS DE FRANCE DE JOSEPH VERNET

Charles VIELLE

Quinze fenêtres grandes ouvertes sur la vie quotidienne en France, au milieu du XVIIIème siècle

La pêche à la madrague en rade de Bandol

En visite au musée de la Marine du Palais de Chaillot (il y a bien longtemps !), évitant les groupes d'enfants des écoles de la ville de Paris agglutinés autour des modèles des bons vieux vaisseaux de la Marine Royale, je trouvai une zone de calme dans un carré de la grande galerie. Des cloisons portaient d'imposantes vues panoramiques encadrées de moulures dorées à l'or fin, mais défraîchies et écaillées. J'en comptai treize, toutes de mêmes dimensions ; au milieu du côté inférieur, un cartouche avec l'inscription : Vernet (Joseph). Elles représentaient (sauf deux dont le point de vue était en mer), au premier plan et au bord d'un plan d'eau, un quai où un terre-plein peuplé d'une foule de personnages affairés. Sur les plans d'eau, des bateaux et embarcations de toutes tailles, étaient représentés dans les moindres détails. Au-delà, des constructions portuaires et urbaines, des perspectives fluviales, la mer.

Je reconnus très facilement le vieux port de La Rochelle par les tours Saint Nicolas et de la chaîne, Bordeaux par la Place de la Bourse devant le port de la Lune, Rochefort par l'enfilade de la corderie, Bayonne par le confluent de l'Adour et de la Nive, Marseille par son vieux port. J'identifiai plus difficilement Antibes et Toulon ; pas du tout les deux ports vus de la mer.

Je venais de découvrir les tableaux des ports de France peints par Joseph Vernet, au milieu du XVIIIème siècle, sur ordre de Sa Majesté LOUIS quinzième du nom.

J'ai fait par la suite beaucoup plus ample connaissance avec ces tableaux, grâce à l'Association des amis du Musée de la Marine et à leur belle revue. J'ai su notamment que deux autres tableaux de la même série étaient au Louvre : une vue générale du port de Toulon, depuis une terrasse, à mi-pente du Mont Faron, et une vue de l'entrée du vieux port de Marseille depuis la tête de More (l'actuel parc du Pharo).

Un peu d’histoire

Madame la Marquise de Pompadour, entre autres fonctions auprès du Roi Louis XV, remplissait dans les années 1750/60 celle de Premier Ministre occulte. Elle fit nommer son frère (Abel François Poisson, Marquis de Marigny) Directeur des bâtiments, jardins, arts, académies et manufactures royales (à peu près l'équivalent de notre Ministre de la Culture).

Par bonheur ce jeune homme était, à l'instar de sa protectrice, intelligent, actif et de bon jugement. Incité à trouver un moyen d'intéresser le Roi aux affaires maritimes de son royaume, il eut une idée : Puisque Sa Majesté répugne à visiter ses ports aux fins fonds de ses provinces, pourquoi ne pas les faire venir à Elle sous forme de grandes images peintes ?

C'est ainsi qu'il confia la réalisation des tableaux des ports de France (énorme travail à l'époque !) à un peintre paysagiste originaire d'Avignon : Joseph Vernet. Celui-ci, lauréat des académies romaines napolitaines, membre de l'Académie Royale de peinture et sculpture, bénéficiait d'un grand renom dans les lieux des amateurs d'Art du royaume et au-delà.

Vernet parcourut pendant dix ans les côtes du sud de la France (de 1753 à 1763) en suivant plus ou moins les directives de Marigny pour représenter

Bayonne depuis les pentes de la citadelle

les ports d'Antibes, Toulon, Bandol, Marseille, Sète, Bayonne, Bordeaux, La Rochelle, Rochefort. En 1763 il interrompit la série après une vue du port de Dieppe réalisée au Louvre d'après des dessins et des notes pris sur place. Marigny, moins bien en cour, n'avait plus d'argent à lui consacrer.

Méthodes de travail

Bordeaux depuis les rives des Salinières

Vernet arrivait dans chaque port avec ses élèves, ses aides et sa famille (femme, enfants, beau-père) précédé auprès des autorité locales par une lettre de recommandation de Marigny. Il installait ses gens, visitait le port et ses environs, faisait des croquis sur le vif, recherchait des points de vue présentant les caractères et particularités voulus par Marigny.

Lorsque l'un d'eux convenait, il y faisait construire si nécessaire une plateforme surélevée (plus de 4 mètres). Il voulait avoir l'horizon à bonne hauteur, le premier plan en plongée pour que les scènes qu'il comptait y mettre ne se masquent pas trop les unes les autres. Il voulait probablement aussi ne pas être importuné par les curieux.

Le travail commençait par des dessins au crayon noir et lavis sur papier (certains de ces dessins sont au musée Calvet d'Avignon, don du peintre Horace Vernet, petit-fils de Joseph). Ils servaient au tracé sur toile de la composition à peindre.

Joseph Vernet peignait de sa main certaines parties, dont des personnages et scènes du premier plan, travaillait les ciels et les éclairages. Il laissait à ses aides les tâches fastidieuses dont sans doute le détail des gréements des bateaux.

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Dieppe

Achevées en atelier, les toiles étaient, après séchage, soigneusement roulées, emballées puis transportées au Louvre au rythme d'une ou deux par an. Là, elles étaient replacées sur châssis et somptueusement encadrées pour être présentées au Roi. Elles essuyaient les feux de la critique du Tout Paris (pardon ! de toute la Cour) orientée par l'autorité de Diderot.

L'intérêt documentaire des tableaux

Je ne m'étendrai pas sur les émotions esthétiques que peuvent provoquer les tableaux. Nul ne peut être insensible à la beauté des ciels et à la qualité d'une lumière à la hauteur de celle de Corot. J'en dirai plus sur leur intérêt documentaire. Les paysagistes du XVIIIème siècle avaient généralement assez peu le souci de représenter la réalité des choses (sauf peut-être les védutistes vénitiens), mais plutôt ce qui leur paraissait la beauté des choses selon une convention qui correspondait aux goûts des amateurs de l'époque. Ils décoraient des dessus de portes ou des trumeaux de cheminées. Par l'obligation d'objectivité que parvenait plus ou moins, à imposer Marigny, les tableaux de Vernet sont, exceptionnellement, des images assez vraies de l'aspect en ce temps là des ports de France.

Les ports étaient par excellence les lieux où s'exercent toutes les activités liées à la manipulation des produits locaux et de ceux venant d'ailleurs, ces tableaux sont aussi des images de la vie quotidienne au XVIIIème siècle.

Quelques entorses à la réalité

Les principales tricheries de Vernet ont été vues et acceptées par Marigny (il fallait que le Roi n'ait pas une trop mauvaise image de ses ports).

Ainsi à Bordeaux les beaux immeubles que l'Intendant de Tourny faisait construire étaient encore en chantier. Marigny a permis de les représenter achevés.

A Marseille les vieilles cales de construction des galères ont été recouvertes d'un quai en gros carreaux de brique.

A La Rochelle le bassin du vieux port a été représenté à marée haute (trop haute) pour masquer l'envasement.

Il parait bien insolite de voir dans les premiers plans des belles dames en robe d'apparat converser avec des messieurs en brillants uniformes, tous bijoux et décorations arborés, au milieu de la cohue des quais de Marseille ou entre les tas de boulets du parc d'artillerie de l'arsenal de Toulon, à côté des bagnards en corvée. Il s'agit de notables locaux qui vont avoir l'insigne honneur d'être présentés au Roi (par peinture interposée mais quand même !).

Les gravures

Devant Sète par gros temps

Les vues des ports de France ont été reproduites et diffusées assez largement par les graveurs Cochin et Lebas.

Voltaire a écrit son admiration et sa gratitude à Lebas. Les gravures lui permettaient de connaître les oeuvres de Vernet sans se déplacer. Par contre Diderot affichait son mépris, sans doute par jalousie d'éditeur, en répandant que Cochin et Lebas ne cherchaient qu'à faire de l'argent avec leurs mauvaises gravures.

Je possède depuis longtemps deux gravures tirées par les soins des ateliers du Louvre, des cuivres originaux de Lebas : (la vue du port de Rochefort et celle du port de Toulon, à mi-pente du Mont Faron). Je suppose que maintenant les cuivres de Cochin et Lebas, très usés, ne sont plus utilisables.

Utilisation des tableaux aujourd'hui

Joseph Vernet est mort en 1789 dans son appartement du Louvre, très âgé pour l'époque (77 ans), au début de l'écroulement de son monde et heureusement avant le martyr de sa fille Marguerite, épouse de l'architecte Chalgrin, guillotinée en 1794.

Mais aujourd'hui il nous est encore possible de profiter de ses efforts, de ceux de Madame la Marquise de Pompadour, de ceux de Monsieur le Marquis de Marigny ; c'est-à-dire, contrairement à Louis XV, de nous intéresser à la Marine d'autrefois en nous promenant dans les tableaux des ports.

Grâce à leur grande taille (2,63 m x 1,65 m), à l'angle de vision important (voisin de 120°) et en se mettant dans l'axe, approximativement à 0,70 m de distance, nous pouvons tout bien voir, oublier les cadres et plonger dans la France du XVIIIème siècle.

 Vue du port de Toulon

La Rochelle

(On peut aussi chez soi, examiner les détails de reproductions photographiques de formats réduits (la librairie du Musée de la Marine à Chaillot en propose de pas trop mauvaises à des prix raisonnables) en s'aidant éventuellement d'une loupe. Ces tableaux sont des mines d'informations pour qui s'intéresse bien sûr, à l'archéologie navale, mais aussi à l'Histoire des provinces, aux folklores, à l'urbanisme ancien, à l'uniformologie... Les documents écrits et iconographiques du XVIIIème siècle sont très abondants dans les bibliothèques. Ils permettent le plus souvent de résoudre les nombreuses énigmes qui surgissent, en se questionnant sur les détails représentés (qui ? quoi ? pourquoi ?).

On peut enfin, à l'occasion de ballades touristiques, s'amuser à retrouver les endroits où Vernet s'est installé pour peindre avec son équipe.

Si ce n'est guère possible à Bordeaux, à cause de la présence des quais et de l'absence du château Trompette, c'est assez facile à Bayonne, Rochefort, La Rochelle, ...

Mais pour autant, il ne faut pas compter réaliser une mise à jour photographique des tableaux de Vernet, même en utilisant un perchoir de quatre mètres de hauteur. Il a un peu trafiqué les perspectives.

Consolons-nous ! La photographie ne pourrait pas rendre aussi bien que lui, la douceur du soir à La Rochelle, le parfum du printemps à Antibes ... en résumé le charme de ses magnifiques tableaux.